8 juin 1903 : naissance de Marguerite Yourcenar, femme de lettres et membre de l’Académie française
«Quand je considère ma vie, je suis épouvanté de la trouver informe. L’existence des héros, celle qu’on nous raconte, est simple : elle va droit au but comme une flèche. Et la plupart des hommes aiment à résumer leur vie dans une formule, parfois dans une vanterie ou dans une plainte, presque toujours dans une récrimination ; leur mémoire leur fabrique complaisamment une existence explicable et claire. Ma vie a des contours moins fermes. Comme il arrive souvent, c’est ce que je n’ai pas été, peut-être, qui la définit avec plus de justesse : bon soldat, mais point grand homme de guerre, amateur d’art, mais point cet artiste que Néron crut être à sa mort, capable de crimes, mais point chargé de crimes. Il m’arrive de penser que les grands hommes se caractérisent justement par leur position extrême, où leur héroïsme est de se tenir toute la vie. Ils sont nos pôles, ou nos antipodes. J’ai occupé toutes les positions extrêmes tour à tour, mais je ne m’y suis pas tenu ; la vie m’en a toujours fait glisser. Et cependant, je ne puis pas non plus, comme un laboureur ou un portefaix vertueux, me vanter d’une existence située au centre.
Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériaux divers entassés pêle-mêle. J’y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d’instinct et de culture. Çà et là, affleurent les granits de l’inévitable ; partout, les éboulements du hasard. Je m’efforce de reparcourir ma vie pour y trouver un plan, y suivre une veine de plomb ou d’or, ou l’écoulement d’une rivière souterraine, mais ce plan tout factice n’est qu’un trompe-l’œil du souvenir. De temps en temps, dans une rencontre, un présage, une suite définie d’événements, je crois reconnaître une fatalité, mais trop de routes ne mènent nulle part, trop de sommes ne s’additionnent pas ; je perçois bien dans cette diversité, dans ce désordre, la présence d’une personne, mais sa forme semble presque toujours tracée par la pression des circonstances ; ses traits se brouillent comme une image reflétée sur l’eau. Je ne suis pas de ceux qui disent que leurs actions ne leur ressemblent pas. Il faut bien qu’elles le fassent, puisqu’elles sont ma seule mesure, et le seul moyen de me dessiner dans la mémoire des hommes, ou dans la mienne propre ; puisque c’est peut-être l’impossibilité de continuer à s’exprimer et à se modifier par l’action qui constitue la différence entre l’état de mort et celui de vivant. Mais il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus indéfinissable.»
Certains aiment les voyages sans boussole mais je ne suis
pas de ceux-là.
Mon cœur et mon corps ont bien une boussole et celle-ci pointe
obstinément vers le Sud, l’Extrême Sud plus exactement.
Oh, je ne parle pas des cieux dans lesquels on aperçoit la
Croix du Sud…
Je parle de la plus proche des destinations lointaines :
la Corse.
Un tag rageur sur un parapet dans un virage a frappé ce
matin mon esprit : « libertà per tutti ! » J’ai pris conscience
combien recouvrer la liberté après 9 semaines de confinement est un plaisir
rare qui devrait être inscrit à la déclaration des joies de l’Homme.
Incapable de revenir sur l’île depuis le déclenchement de la
crise sanitaire, j’ai vu mes billets d’avion et de bateau annulés par l’état d’urgence.
J’ai donc dû ronger mon frein, comme 4 milliards d’individus sur Terre. Et
travailler. Comme un stakhanoviste. Mais je ne me plains pas d’avoir eu énormément
de (télé)travail.
Depuis le 18 mai, date de début d’un déconfinement « responsable »
de la France, j’échafaudais mille scenarii plus ou moins crédibles pour justifier
un dépassement de la limite des 100 Km imposés. La Corse est un petit peu plus
loin que cette laisse administrative : 844 km à vol d’oiseau. Mais si
seulement je pouvais voler…
Le sésame fut annoncé par le Premier Ministre le 28 juin et
dès le 2 juin, il n’y aura plus de laisse. Nous aurons alors le droit de rompre
le périmètre tracé sur Google Earth et doubler enfin Bergerac ou Mimizan !
Mon employeur m’ayant enjoint de prendre des congés avant la
trêve estivale pour alléger le passif social de l’entreprise, j’ai donc acheté
un billet de bateau pour le 3 juin.
Le jour J, j’ai enfilé mes bottes, mis mon blouson lourd et
sanglé mon barda à l’arrière de la moto. Le démarreur a réveillé le gros bicylindre.
Je commençais à réaliser que quelque chose d’excitant commençait.
Bon, ce n’était pas la route toute droite et monotone pour Toulouse
qui m’a fait rêver, mais je dois dire qu’à partir de Carcassonne, un je-ne-sais-quoi
de méditerranéen dans l’air a commencé à titiller mes sens.
Les muscles du fessier hachés par 8 heures sur les mêmes points
d’appui, je me suis présenté au port de Toulon 5 mn avant le début de l’embarquement.
Et en premier s’il vous plait ! Parfois, on a la conviction qu’une bonne
étoile veille sur nous.
L’ambiance à bord était un peu surréaliste avec de multiples
coursives bloquées par des rubans de police, des tables sans chaise dans les
parties communes, un seul snack ouvert pour servir plusieurs dizaines de
passagers…
J’avais prévu cette difficulté et m’étais pointé le premier
à l’ouverture de la cuisine. Du cochon grillé et une Pietra ont largement suffi
à mon bonheur.
Une douche m’a lavé des scories de la route et un lit
profond m’a avalé sans même me souvenir avoir éteint la lumière.
La lune, presque pleine, scintillait sur la mer plate et une
dernière idée m’a traversé l’esprit avant de confier celui-ci à Morphée : a
vita è bella.
Six heures du matin, une douce musique bien choisie par l’officier
de bord est descendue du plafond de la cabine. Avec un fort accent italien, il expliquait
qu’il fallait me préparer à passer une deuxième journée merveilleuse du reste
de ma vie.
La proue s’entrouvre et la rampe s’abaisse. Ajaccio, rose et
ocre me saute au visage. Mais « À
chì ùn ci hà da fa. Ùn ci stia! »
(NDLR : il n’y a rien à faire ici. On ne s’y attarde pas : l’expression
ancienne chère aux corses revenant sur leur île natale et qui, impatients de « monter
au village » délaissaient très vite la cité impériale).
Je longe le fond du golfe clair, ignorant cette laide
périphérie mitée par les hangars des grandes enseignes du continent.
Très rapidement heureusement, des noms chantants de localités
commencent à défiler : Porticcio, Pietrosella… Parfois des noms à faire
froid dans le dos, tant ils évoquent les règlements de comptes fratricides :
Grosseto-Prugna, Pila-Canale, Olmeto… « A
palla calda o u ferru freddu ! » (la balle
chaude ou le fer froid !) Le choix des armes de la vengeance que rappelait cette
belle ensorceleuse de Colomba à l’honnête officier Orso della Rebbia. Mérimée n’a
rien inventé, juste un peu dramatisé… Mais il est vrai qu’en Corse, lorsqu’un
a un ennemi, il faut choisir entre les » 3S « , Schiopetto, Stiletto,
Strada (le fusil, le stylet ou la fuite).
Pour en revenir à a strada qui veut aussi dire la route,
parlons-en de cette route ! 134 Km de lacets aussi voluptueux que la guêpière d’une
fille de joie. La moto les enroule et les déroule, virevoltant de virage en
virage, s’inclinant comme dans une chorégraphie bien rythmée. Bascule à gauche,
bascule à droite. Ouverture des gaz en sortie pour redresser la mécanique…
Cette route a ici un nom : « a strada di i sensi »
(la route des sens).
Et il faut reconnaitre que l’expérience est multi
sensorielle. On en prend plein la figure, le nez, les yeux…
On a mille fois conté le camaïeu de mille verts du maquis,
de la plus tendre pousse de fougère du printemps au vert argenté des oliviers.
Du vert profond des aiguilles des pins laricio jusqu’au vert blond des champs
de pâture.
Mais, comme disait Federico Garcia Lorca : “verde que te quiero verde” (lien) !
Les robinets à endorphine sont ouverts à plein. Je me shoote
aux senteurs corses.
Les odeurs, en
voyage plus encore, sont des fictions intouchables et pourtant si prégnantes. Des
effervescences invisibles, des émanations instables, invasives, pénétrantes de
rien, des associations libres. Le nez s’habitue à elles dès les premières
minutes, mais on peut ensuite se laisser de nouveau envahir si l’on a
conscience de leur présence. Comme une méditation de pleine conscience.
À l’arrivée en Corse,
c’est toujours la première chose qui prend à la gorge : l’odeur du temps
d’abord, du soleil cannibale, de l’humidité dévorante ou absente selon la saison
ou l’heure du jour. Des odeurs qui sortent de la terre et des bêtes qui l’habitent.
Et puis, sous ces fragrances organiques, une odeur éternelle et minérale, une
imprégnation fantôme : celle du granit, sûr de son intemporalité et dédaigneux
de l’agitation fébrile de la vie carbonée qui vit sur son dos.
Ce mélange ressemble
à un pain d’épice, sucré et moussu.
Mon visage rayonne
alors que le vent de la vitesse me gifle et me grise. Un sourire banane passe d’une
oreille à l’autre. Je dois avoir l’air d’un benêt aux yeux de ces petits vieux
assis à l’ombre d’un platane à Grosseto-Prunia ! « N’est-ce pas Chuchuchelli
sur sa nouvelle Kawazaki ? » dit l’un d’eux. Private joke que je
dois vous conter un jour, cher lecteur.
Je pars à l’assaut des cols, je rase les parapets, je double
en un clin d’œil les lourds camions chargés comme des bêtes de somme. La route
se libère, elle est là pour moi. Ma boussole pointe toujours vers le Sud et
puis arrive le belvédère offrant le plus beau point de vue sur le lion de Rocapinna.
Le fauve est toujours là, couché sur le dos de la montagne et guettant le
retour des sarrasins.
BMW a un
slogan : “Make life a ride !” Il me va très bien, et résonne avec
celui de Land Rover que j’avais déjà adopté : « One life, live it ».
Une chanson m’a accompagné durant ce moment de bonheur : God put a smile upon your face.
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